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Par Jean Wesley Pierre, 14 juillet 2025

Dimanche 13 juillet 2025. Une mer d’un bleu envoûtant, une île au nom chargé d’histoire – Tortuga, autrefois repaire de pirates, aujourd’hui théâtre d’un autre type de pillage, tout aussi tragique. Sur cette île du Nord-Ouest haïtien, la police nationale, via l’UDMO et le BLTS, a intercepté une chaloupe transportant 1 045 kilos de cocaïne. Une saisie record, certes. Mais à quel prix, et dans quel silence complice ?

Un ressortissant jamaïcain a été tué, deux autres ont sombré dans les eaux, et un Bahaméen blessé, arrêté. Les versions officielles parlent de tirs croisés, d’une opération réussie, de l’effort de l’État. Pourtant, sous la surface de cette opération spectaculaire, des questions plus profondes et dérangeantes nous interpellent.

La drogue ne tombe pas du ciel. Les 1 045 kilos de cocaïne interceptés ne sont pas produits à la Tortue, ni même en Haïti. Ils viennent, très probablement, des Andes – Pérou, Bolivie, surtout Colombie, pays exportateur de plus de 60 % de la cocaïne mondiale selon les données de l’ONUDC.

Ces cargaisons transitent par les Antilles, Jamaïque, Haïti, Bahamas pour rejoindre les marchés d’Europe et surtout des États-Unis, premier consommateur mondial de cette poudre blanche.

Haïti, située à une heure et demie de la Floride, dépouillée de ses institutions étatiques, gangrenée par les armes et les inégalités, est devenue une pièce de choix dans cette géoéconomie illégale, nourrie par le capitalisme mondial.

Le trafic de drogue, rappelons-le, n’est pas une activité marginale, mais un système économique parallèle, estimé par l’ONU à plus de 500 milliards de dollars par an, soit davantage que le PIB combiné des 20 pays les plus pauvres du monde. Ce n’est pas un problème de “bandits” c’est une économie politique. Une guerre asymétrique où les fusils hurlent dans le Sud, pendant que les profits se banalisent dans les coffres-forts du Nord.

Les mots de l’État haïtien, relayés par le porte-parole de la PNH et le commissaire du gouvernement disent peu de la tragédie humaine. Qui étaient ces Jamaïcains et ce Bahaméen ? De simples exécutants, visiblement armés, mais aussi probablement recrutés à la marge, exploités par des filières bien plus complexes, transnationales, souvent connectées à des élites économiques ou politiques. On ne parle pas des financiers, des coordinateurs logistiques, des expéditeurs ni des destinataires de ces sacs marqués d’initiales anonymes. Eux ne tombent jamais sous les balles. Les morts sont toujours les mêmes : jeunes, noirs, déracinés. Jetés dans la mer comme des déchets d’une guerre qui n’est pas la leur.

À l’image d’un Frantz Fanon, dénonçant dans Les damnés de la terre l’intériorisation de la violence coloniale dans les corps et les esprits des opprimés, on pourrait dire que le système international de la drogue est une reproduction néocoloniale, où les pays noirs sont à la fois les champs de bataille et les cimetières.

Il serait erroné de penser que la drogue est “le problème”. Non. La pauvreté, l’impunité et la dépendance géopolitique sont les vrais moteurs. Tant que la misère structurelle persiste en Haïti, que les jeunes n’ont pour seul horizon que la migration, le chômage ou la mort, les réseaux trouveront toujours des bras pour porter les sacs.

Mais cette pauvreté n’est pas un accident. Elle est le produit historique d’une dette coloniale non réparée, d’ingérences répétées, de la destruction méthodique de l’agriculture haïtienne, du sabotage de toute souveraineté économique. Elle est alimentée aujourd’hui par les politiques de l’OCDE, du FMI, de la Banque mondiale – comme l’ont dénoncé Jean Price-Mars ou Anténor Firmin, bien avant nous.

La guerre contre la drogue est donc aussi une guerre contre les pauvres, une guerre qui se cache derrière des mots d’ordre sécuritaires pour mieux masquer les intérêts stratégiques des puissances dominantes.

Les agents de l’UDMO et du BLTS sont-ils des héros ? Des exécuteurs ? Des otages ? Peut-être les trois à la fois. Ils risquent leur vie pour des missions où les enjeux les dépassent. Mais qui forme ces unités ? Qui les équipe ? Qui décide des priorités stratégiques de la lutte antidrogue ?

Les États-Unis ont investi des millions de dollars dans la formation, l’équipement, et l’orientation des unités antidrogue haïtiennes depuis les années 90. Le modèle est celui de la sécurisation néolibérale, où l’on met des armes dans les mains d’un État fragile, sans jamais lui permettre de penser sa souveraineté. Où la police devient le bras armé d’un ordre global injuste.

L’île de la Tortue n’est pas seulement un point géographique. Elle est un symbole : celui d’un pays pris dans les mailles d’un filet plus vaste, plus froid, plus cruel. Elle nous rappelle que la justice ne se mesure pas à la quantité de drogue saisie, mais à la qualité de vie que l’on garantit à ses citoyens.

Et si, comme l’écrivait Aimé Césaire, « la vraie civilisation n’est pas dans les machines mais dans la solidarité », alors cette opération ne sera utile que si elle ouvre la voie à une révolte de la dignité.

Non pas une indignation passagère, mais une insurrection de la pensée, une reconquête du politique, une souveraineté renouvelée. Pour que les morts ne soient pas vains. Pour que l’île, un jour, cesse d’être un repaire de trafiquants et redevienne ce qu’elle aurait dû toujours être : un havre pour les vivants.

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Catégories : Opinion

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