Par Jean Wesley Pierre
Port-au-Prince – Haiti, juillet 2025 – L’expulsion massive de quelque 200 000 travailleurs haïtiens de la République dominicaine plonge aujourd’hui les piliers économiques du pays, BTP, tourisme, agriculture, dans une crise de main-d’œuvre sans précédent. Si la manœuvre a pu être saluée par certains cercles nationalistes comme une réaffirmation de la souveraineté migratoire, ses effets socioéconomiques et humanitaires révèlent, à l’inverse, les failles profondes d’un nationalisme autoritaire déconnecté des réalités interconnectées de l’île.
Le secteur du BTP, grand moteur de croissance dominicaine depuis deux décennies, est aujourd’hui à l’arrêt dans plusieurs provinces. « Nous avons dû suspendre trois chantiers majeurs à Santiago faute de maçons qualifiés. Ils étaient presque tous haïtiens », explique Pedro Jiménez, entrepreneur en construction. Même constat du côté des grandes exploitations agricoles dans la vallée du Cibao, où les récoltes de banane et de canne à sucre pourrissent, faute de bras.
Le secteur hôtelier, fleuron du tourisme dominicain, peine à recruter les employés qui assurent la logistique invisible des complexes balnéaires.
L’ Association des Hôtels et du Tourisme (ASONAHORES) a lancé un appel urgent au gouvernement : « Nous ne pouvons pas maintenir la qualité de service internationale sans ces travailleurs invisibilisés mais essentiels ».
Ironie cruelle : ceux que l’on accuse d’« envahir » ou de « surcharger les services publics » étaient, en réalité, le sang discret de l’économie dominicaine.
Au-delà des effets économiques, la crise soulève une onde de choc humanitaire. Les expulsions, souvent violentes, ciblent sans discernement y compris des femmes enceintes, des enfants scolarisés, des malades en traitement. De nombreux témoignages font état de rafles dans les quartiers, d’arrestations arbitraires, d’expulsions de citoyens dominicains à la peau foncée faute de papiers.
L’Église catholique dominicaine, dans un geste rare de dissidence publique, a appelé à ne pas transformer les hôpitaux en centres de contrôle migratoire. Dans son communiqué du 4 juillet, la Conférence épiscopale dénonce « une violation de la dignité humaine et une trahison des valeurs chrétiennes fondamentales ». L’Église rappelle que soigner n’est pas surveiller, et que « le migrant est d’abord une personne, un frère, un visage ».
Le dirigeant de la Force Nationale Progressiste (FNP), Pelegrín Castillo, cristallise le discours xénophobe croissant. Opposé à toute régularisation des travailleurs haïtiens, il accuse le Conseil Économique et Social (CES) d’« incohérence » et d’être manipulé par des « pressions étrangères pour imposer une unification avec Haïti ».
Ce discours agite le spectre d’une “invasion pacifique” haïtienne, théorie conspirationniste régulièrement utilisée pour justifier la répression. Il ignore pourtant les racines historiques de la migration haïtienne en RD, largement encouragée par les élites dominicaines elles-mêmes depuis les années 1950, pour répondre à la demande croissante en main-d’œuvre bon marché.
Sociologiquement, la migration haïtienne s’inscrit dans un rapport de dépendance structurelle : les Haïtiens sont utilisés comme force de travail temporaire, jetable, sans droits. Ils vivent dans des bateyes, enclaves précaires, sans accès aux services de base. C’est une forme d’apartheid économique, travestie sous le vernis d’une légalité administrative.
Économiquement, la politique d’expulsion est un suicide à moyen terme.
Selon une étude de l’Université INTEC (2024), plus de 28 % des travailleurs du secteur agricole et 35 % dans la construction sont de nationalité haïtienne ou d’origine haïtienne. Leur éviction sans alternative réaliste crée un vide impossible à combler rapidement.
Du point de vue écologique, la baisse de la main-d’œuvre provoque déjà des pertes agricoles, une hausse des importations alimentaires, et des tensions sur les terres agricoles dominicaines.
Philosophiquement et juridiquement, la politique actuelle contrevient aux engagements internationaux de la RD, notamment la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants (1990), et les engagements de la CARICOM.
Certains arguent que l’expulsion renforcerait la cohésion nationale, ou qu’elle permettrait à des Dominicains de « reprendre les emplois ». Mais ces arguments se heurtent à la réalité du marché : les jeunes dominicains refusent massivement les métiers pénibles, sous-payés, dangereux que les Haïtiens acceptaient faute de mieux.
Le seul “bénéfice” identifiable serait électoral, en canalisant la frustration populaire vers un bouc émissaire commode. Mais à quel prix ? Celui de la fragmentation sociale, de la radicalisation politique et de la perte de crédibilité internationale.
Il serait illusoire de penser que le développement durable de la République dominicaine pourrait se faire dans l’hostilité permanente à Haïti. Les deux pays partagent plus qu’une frontière : ils partagent une histoire imbriquée, un espace écologique commun, et un destin géopolitique lié. La montée des eaux, la déforestation, les tremblements de terre, les pandémies ne s’arrêtent pas à Dajabón ou à Elías Piña.
La paix sociale ne peut être construite sur l’exclusion, mais sur la solidarité. La sécurité régionale ne s’obtient pas par les expulsions, mais par la coopération.
À l’heure des défis globaux, ériger des murs dans une île ne peut qu’annoncer l’effondrement mutuel. Haïtiens et Dominicains sont condamnés à réussir ensemble ou à sombrer ensemble. L’avenir de l’île Hispaniola ne se construira pas sur les cendres des expulsés, mais dans l’accueil, la justice, la mémoire et la coopération. Il ne s’agit pas de nier les tensions, mais de les sublimer en solidarité.
Refuser cela, c’est s’aveugler sur l’essentiel : l’Humanité ne se divise pas par papiers, mais s’élève par la reconnaissance mutuelle.
Lawouze Info
0 commentaire