Par Jean Wesley Pierre
Port-au-Prince, août 2025 – Les échecs en Haïti ne sont pas seulement une succession de parties entre passionnés ; ils incarnent une lutte contre l’oubli, la précarité et l’indifférence des autorités. Depuis la fondation de la Fédération haïtienne des échecs en 1985, le championnat national reste l’un des rares espaces où l’intelligence, la discipline et la créativité de la jeunesse haïtienne trouvent un véritable terrain d’expression. Trente-neuf ans plus tard, malgré des obstacles persistants, ce rendez-vous annuel survit, comme une bougie qui refuse de s’éteindre dans la tempête.
Une organisation digne, dans un contexte indigne
Le 29 août 2025, les locaux de l’université Quisqueya accueillent la nouvelle édition du championnat national. La compétition est structurée, organisée en catégories « open » et « féminin », et rassemble près de 90 participants venus du Sud, du Sud-Est, du Nord, notamment du Cap-Haïtien, mais aussi d’autres coins reculés du pays. Chaque club envoie ses représentants, avec l’espoir de décrocher une place pour la grande finale prévue en fin d’année et, au-delà, une chance de représenter Haïti à l’Olympiade d’échecs en Ouzbékistan en 2026.
Mais derrière cette organisation rigoureuse se cache une dure réalité : le tournoi repose presque exclusivement sur les maigres moyens de la fédération et la bonne volonté de bénévoles.
Aucun soutien institutionnel, aucune politique sportive structurée. Les joueurs, pour la plupart, financent eux-mêmes leur transport, leur logement et leur nourriture, souvent au prix de sacrifices personnels. Comment, dès lors, exiger d’eux une performance internationale face à des adversaires portés par des systèmes bien financés ?
Des voix qui témoignent d’une passion indestructible
Cette contradiction saute aux yeux lorsqu’on écoute les participants. Mérisena Cadeau, détenteur du titre de Candidat Maître, raconte avec un calme assuré : « Chaque championnat auquel je participe, je vois mon envie grandir. Ma plus grande force, c’est ma conviction. » Derrière ce sourire et cette détermination, on lit la rage d’un sportif qui croit encore en la possibilité d’élever son pays sur l’échiquier mondial.
Une jeune joueuse confie : « Une fois que je suis dans un tournoi d’échecs, je suis toujours heureuse. » Ces mots simples traduisent une vérité profonde : les échecs, au-delà du jeu, offrent un espace de dignité et de joie, là où le quotidien impose trop souvent découragement et peur.
Même les débutants, comme Giovanny, y trouvent leur chemin : « C’est un ami qui m’a appris à jouer. Aujourd’hui, ma force, ce sont mes attaques. Les échecs, c’est un beau jeu. » À travers ces témoignages, c’est une génération entière qui crie son besoin d’être soutenue, reconnue et valorisée.
Plus qu’un jeu : une école de vie
Les échecs ne sont pas une distraction anodine. Ils forgent la patience, la logique, la stratégie, l’anticipation et la confiance en soi. Dans un pays où les repères sont fragiles et où la violence tente de s’imposer comme mode de survie, cette discipline offre une alternative : apprendre à penser avant d’agir, à analyser les conséquences, à construire au lieu de détruire.
Le drame, c’est que cette richesse reste ignorée. L’État ne voit pas encore dans les échecs une opportunité éducative, sociale et diplomatique. Pourtant, ailleurs, cette discipline est intégrée dans les écoles, soutenue par des subventions, utilisée comme outil pédagogique pour stimuler la concentration et la créativité des enfants.
Appel à la jeunesse et aux décideurs
L’histoire des échecs en Haïti prouve que, malgré le manque de moyens, une poignée de passionnés peut tenir debout face à l’indifférence. Mais il est temps de transformer cette résilience en un projet national. L’État doit investir, les entreprises doivent sponsoriser, et les médias doivent valoriser ces joueurs comme ils le font pour le football ou l’athlétisme.
Quant à la jeunesse, elle doit s’emparer de cette discipline. Chaque partie jouée est une victoire sur l’ignorance et le chaos. Chaque pion avancé est une preuve que la réflexion peut l’emporter sur la brutalité.
En fin de compte, les échecs en Haïti ne sont pas seulement un sport. Ils sont un miroir de notre capacité collective à bâtir un avenir sur la rigueur, la patience et l’intelligence. À l’heure où tout semble s’effondrer, le jeu d’échecs rappelle qu’une autre voie est possible.
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