Par Jean Wesley Pierre — Juillet 2025
« Il ne s’agit plus de négocier pour négocier. Il s’agit de sauver ce qui reste d’un pays en détresse. » Déclaration d’un diplomate caribéen sous anonymat, à l’issue de la réunion du 1er juillet.
Le 1er juillet 2025, la Communauté des Caraïbes (CARICOM) a tiré la sonnette d’alarme : quinze jours. C’est le délai qu’elle accorde aux protagonistes politiques haïtiens pour sortir d’une crise qui s’enlise depuis des années. Une crise d’identité nationale, de légitimité étatique, de confiance sociale. Lors de cette ultime visioconférence, les représentants de la CARICOM et les principaux leaders politiques haïtiens n’ont pu trouver un terrain d’entente, notamment sur les conditions de gouvernance transitoire et l’inclusion des acteurs exclus de l’accord du 3 avril 2024. Une fois encore, le peuple haïtien reste otage d’élites politiques divisées, d’un pouvoir morcelé, et d’un avenir suspendu à la diplomatie internationale.
Un pays sans boussole politique
Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, Haïti navigue à vue. L’État a perdu le contrôle de vastes zones du territoire, livrées aux gangs armés. Les institutions républicaines – Parlement, système judiciaire, police – sont soit dysfonctionnelles, soit largement délégitimées. L’accord politique du 3 avril 2024, censé enclencher une transition pacifique, est loin de faire consensus : de nombreux partis, organisations sociales, et voix de la diaspora en ont été exclus.
La CARICOM, après avoir lancé plusieurs médiations, avait obtenu la formation d’un Conseil présidentiel de transition, mais ce dernier reste contesté. Dans ce contexte, l’impasse n’est pas seulement politique. Elle est existentielle. Comme l’explique la sociologue haïtienne Sabine Louissaint :
« L’État est devenu une abstraction. Il n’incarne plus ni la sécurité, ni la justice, ni l’avenir. Ce vide alimente la désespérance sociale et la fuite vers l’exil. »
Conséquences humaines, sociales et institutionnelles
L’échec persistant du dialogue politique n’est pas neutre. Il entraîne des conséquences dramatiques sur les droits fondamentaux de millions d’Haïtiens. En 2025 :
• Plus de 3,8 millions de personnes vivent dans l’insécurité alimentaire sévère (PAM, avril 2025).
• Les violences armées ont provoqué près de 2 000 morts depuis le début de l’année.
• L’accès à l’éducation est interrompu dans plusieurs départements en raison des menaces sécuritaires.
• Les femmes et enfants, particulièrement dans les camps de déplacés, sont victimes de violences sexuelles massives.
• Les jeunes, privés de perspectives, sont poussés à rejoindre des gangs ou à fuir le pays, alimentant une hémorragie humaine sans précédent.
Au plan institutionnel, cette paralysie renforce l’impunité. Aucun organe électoral légitime n’a été installé. Les nominations gouvernementales sont faites par compromis opaques, sans base légale. La justice est désarmée face à la criminalité organisée.
L’ultimatum de la CARICOM : une pression utile ou un leurre diplomatique ?
L’ultimatum de deux semaines imposé par la CARICOM peut sembler salutaire. Il vise à briser l’inertie, à forcer les acteurs haïtiens à dépasser leurs égos, leurs intérêts partisans. Mais la question est simple : la CARICOM a-t-elle les moyens de ses exigences ?
Selon le politologue jamaïcain Trevor Richards :
« La CARICOM agit avec de bonnes intentions, mais sans levier coercitif réel. Sa capacité d’influence dépend de la volonté des élites haïtiennes, qui n’ont pas toujours montré une conscience nationale supérieure à leurs ambitions personnelles. »
Certains observateurs notent néanmoins que la pression internationale, si elle s’accompagne d’un soutien technique, de garanties, et d’une inclusion réelle de la société civile, pourrait produire des effets. Une médiation élargie, intégrant les Églises, les syndicats, les mouvements paysans et les groupes de femmes, offrirait une légitimité renforcée au processus.
Dimensions invisibles : mémoire, culture politique, fatigue collective
La crise haïtienne ne se résume pas à des querelles d’ambitions. Elle plonge ses racines dans une culture de l’exclusion, dans l’échec historique de la construction nationale, dans le mépris des couches populaires par les élites urbaines, dans l’oubli des zones rurales et frontalières.
L’anthropologue Daniel Altema évoque à ce sujet :
« Le problème est aussi moral. Il y a une rupture entre les citoyens et l’idée même de communauté politique. L’État est perçu comme une machine de prédation, non comme un instrument du bien commun. »
La mémoire collective des trahisons, des coups d’État, des promesses non tenues, renforce la méfiance. Cette fatigue historique explique pourquoi tant de citoyens ne croient plus aux dialogues politiques, vus comme des mascarades.
Le paradoxe haïtien : dans l’impasse, mais porteur d’espérances ?
Malgré le désastre, certains éléments laissent entrevoir une lumière. La société civile haïtienne reste dynamique : radios communautaires, collectifs d’artistes, associations féminines, églises locales, initiatives de jeunesse…
Les Haïtiens ont prouvé leur capacité de résilience, leur inventivité, leur désir de dignité. Mais cette énergie ne peut suffire sans une refondation profonde des règles du jeu politique.
Quelles pistes de sortie ?
Face à l’urgence, plusieurs leviers d’action peuvent être mobilisés :
• Un dialogue national inclusif, décentralisé, avec la présence d’observateurs citoyens, d’universitaires, de journalistes et de représentants de la diaspora.
• Des garanties internationales pour assurer l’impartialité des mécanismes de transition (tribunaux indépendants, police réformée, justice transitionnelle).
• Un appui renforcé aux initiatives communautaires, pour recréer du lien social, stabiliser les territoires, lutter contre la faim et la violence.
• Une refondation du pacte social haïtien, à travers une Constituante démocratique, pluraliste et transparente.
Responsabilité partagée, avenir commun
Haïti ne peut plus attendre. La communauté internationale, dont la CARICOM, doit accompagner sans dominer. Les dirigeants politiques haïtiens doivent cesser de jouer avec le feu du chaos. Et le peuple, dont la patience est mise à rude épreuve, mérite autre chose que des palabres sans lendemain.
Dans un monde miné par les crises écologiques, les conflits et les replis identitaires, l’avenir d’Haïti concerne tous les défenseurs de la justice, de la paix et de la solidarité. Car sauver Haïti, ce n’est pas seulement une obligation diplomatique. C’est un acte d’humanité.
« On ne gouverne pas un cimetière. Il est temps que ceux qui prétendent parler au nom d’Haïti écoutent enfin sa douleur. » – Témoignage d’une infirmière de Cité Soleil, juillet 2025.
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