L’ancien Premier ministre haïtien Jean-Henry Céant, notaire de formation et figure connue du Barreau de Port-au-Prince, se retrouve une nouvelle fois au cœur d’une tempête politico-judiciaire. Dans une lettre ouverte publiée le 24 septembre 2025, Céant dénonce avec virulence la décision du Barreau de Port-au-Prince de décerner une plaque d’honneur à Jacques Hans Ludwig Joseph, directeur de l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC).
Pour l’ex-chef du gouvernement, ce geste constitue un « faux pas » moral, une récompense offerte à « un maître-chanteur » qu’il accuse de harcèlement, de manœuvres déloyales et d’instrumentalisation politique.
Mais au-delà de cette querelle publique entre deux personnalités du droit, l’affaire met en lumière des accusations bien plus lourdes : Céant lui-même est visé par des rapports de l’ULCC qui recommandent des poursuites pour détournement de fonds publics.
Des accusations persistantes : PetroCaribe et ONA, deux dossiers explosifs
Les soupçons contre Jean-Henry Céant s’inscrivent dans deux contextes majeurs de la vie publique haïtienne.
1_ Le scandale PetroCaribe
Ce programme, mis en place entre 2008 et 2018 grâce à des facilités pétrolières accordées par le Venezuela, a généré plusieurs milliards de dollars de dettes et de projets d’infrastructure. La Cour Supérieure des Comptes a documenté une série de détournements, de projets fictifs et de violations des règles de gestion.
Bien que Céant, en tant que Premier ministre entre septembre 2018 et mars 2019, ait publiquement appelé à poursuivre les dilapidateurs des fonds PetroCaribe, son nom apparaît dans des discussions liées à la mauvaise gestion de certains projets. Aucune décision judiciaire ne l’a cependant directement condamné sur ce volet.
2_ Le dossier ONA–Real Business Investment S.A.
En août 2021, l’ULCC a recommandé au parquet la mise en mouvement de l’action publique contre Céant et plusieurs responsables de la société Real Business Investment S.A. L’institution anticorruption les accuse de complicité dans un détournement d’environ un million de dollars, en lien avec des prêts et investissements de l’Office National d’Assurance Vieillesse (ONA).
Selon l’ULCC, les fonds auraient été investis ou gérés de manière non conforme, soulevant des soupçons de fraude et de blanchiment. Céant nie catégoriquement, dénonçant un « montage » destiné à salir sa réputation.
La contre-attaque de Céant : Une bataille pour l’honneur
Dans sa lettre ouverte au bâtonnier Patrick Pierre-Louis, Céant qualifie Jacques Hans Joseph de « maître-chanteur » et raconte avoir été personnellement visé par des accusations de détournement après avoir refusé un prétendu chantage. Il affirme qu’en tant que notaire, il n’a « ni le pouvoir, ni l’obligation, ni les moyens » d’extorquer ou de détourner des fonds confiés dans le cadre de ses actes authentiques.
Il reproche également au Barreau d’avoir ignoré une plainte formelle qu’il avait déposée dès août 2021 contre Joseph, accusant l’ULCC d’utiliser la justice comme outil de représailles politiques. « La corruption a plusieurs définitions », écrit-il, estimant que le vrai scandale réside dans le silence des institutions qui auraient dû enquêter sur les excès de pouvoir de l’ULCC.
Une ULCC saluée par ailleurs pour son action anticorruption
Paradoxalement, Jacques Hans Joseph bénéficie d’une image positive dans une large partie de l’opinion publique. Sous sa direction, l’ULCC a multiplié les enquêtes, lancé des campagnes de sensibilisation et organisé récemment une foire intitulée « Je DÉNONCE », invitant les jeunes à signaler les actes de corruption. Pour beaucoup, Joseph représente une rare figure d’intégrité dans un pays où l’impunité est la norme.
Ce contraste nourrit la perception d’un affrontement entre deux visions :
▪︎ Céant, qui se présente en victime d’une institution manipulée et qui rappelle qu’aucun jugement ne l’a condamné.
▪︎ L’ULCC, qui revendique son indépendance et affirme cibler la corruption « quel qu’en soit le niveau ».
Entre droit et politique : une affaire emblématique de la crise haïtienne
Cette confrontation illustre les tensions profondes qui minent la gouvernance en Haïti.
Sur le plan judiciaire, les accusations de l’ULCC n’ont pas encore débouché sur une décision de justice. Le dossier PetroCaribe, comme celui de l’ONA, demeure enlisé dans une procédure lente et opaque.
Sur le plan politique, Céant ancien chef de gouvernement demeure une figure influente, et ses détracteurs l’accusent de vouloir échapper à la reddition de comptes en se réfugiant derrière son statut professionnel.
Sur le plan institutionnel, l’ULCC est à la fois saluée comme un pilier de la lutte anticorruption et critiquée pour ses méthodes jugées expéditives ou politisées.
Les enjeux : Entre transparence et confiance publique
Le cas Céant rappelle que la corruption n’est pas seulement une question de faits, mais aussi de perception. La population haïtienne, échaudée par des décennies de scandales et d’impunité, réclame des preuves claires, des procès équitables et des verdicts publics.
Or, l’absence de jugement définitif entretient un double danger :
• Renforcer l’idée que les élites sont intouchables.
• Laisser planer le soupçon d’instrumentalisation des institutions anticorruption.
Pour rétablir la confiance, deux conditions sont indispensables :
• Une enquête judiciaire transparente, avec publication des preuves et respect strict des droits de la défense.
• Une clarification du rôle de l’ULCC, pour éviter que ses actions ne soient perçues comme des règlements de compte.
Un test pour l’État de droit
Jean-Henry Céant n’a pas été condamné, mais il n’est pas blanchi. Jacques Hans Joseph n’a pas été jugé, mais il n’est pas au-dessus des critiques. Entre accusations croisées et batailles d’image, cette affaire illustre l’urgence pour Haïti de consolider ses institutions judiciaires, afin que la lutte contre la corruption ne soit ni un slogan, ni une arme politique, mais une réalité vérifiable et crédible.
La rédaction
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