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Par Jean Wesley Pierre

Le lundi 14 juillet 2025, dans l’enceinte du Centre de conservation des biens culturels de l’Université Quisqueya, une cérémonie discrète, mais porteuse d’une symbolique immense, s’est tenue. Des artistes venus de Carrefour-Feuilles, Grand-Rue, Bel-Air, Tabarre, Soissons — zones devenues depuis des mois des théâtres d’une guérilla urbaine sans précédent — ont reçu du matériel pour reprendre leur souffle créatif. Ce geste, soutenu par l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine et orchestré en collaboration avec le Musée virtuel de la Révolution haïtienne dirigé par Olsen Jean Julien, vient comme une main tendue dans un pays en chute libre, où la culture survit comme un acte de guerre contre le nihilisme ambiant.

Mais derrière cette remise de matériels se cache une vérité plus profonde, plus douloureuse : en Haïti, la beauté est en danger de mort.

La culture : cible stratégique des forces de désintégration

Depuis le début de la crise sécuritaire haïtienne — crise devenue structurelle — les artistes paient un tribut lourd. Les ateliers brûlés, les œuvres volées ou vandalisées, les vies arrachées dans l’ombre des fusils d’assaut… Le tissu symbolique de la nation est méthodiquement détruit. Ce ne sont pas seulement des biens qui périssent, c’est l’âme même d’Haïti.
Pourquoi s’attaquer à l’art ? Parce que, comme le soulignait Aimé Césaire, « il n’y a pas de dignité sans imagination. » Détruire les lieux de création, c’est tenter d’éteindre la lumière dans l’œil du peuple, tuer le rêve, asphyxier la mémoire. C’est imposer la brutalité comme seule matrice d’expression. Une stratégie vieille comme les colonisations : réprimer les symboles pour contrôler les corps.

Quand les armes parlent, que reste-t-il de la République ?

Dans les quartiers livrés aux gangs, des dizaines d’ateliers ont été rasés, des centaines d’artistes déplacés, invisibilisés. Le gouvernement haïtien, depuis des décennies, abandonne les périphéries urbaines à elles-mêmes, préférant l’élite économique des hauteurs à la densité humaine des bas-fonds. L’État, censé protéger ses créateurs, a déserté.
Pire : selon le Rapport annuel de l’Observatoire haïtien des droits culturels (OHDC), plus de 70 % des artistes des quartiers populaires de Port-au-Prince vivent dans des conditions précaires, sans aucun appui institutionnel. Et pourtant, ce sont eux, ces sculpteurs de la Grand-Rue, ces peintres de Carrefour-Feuilles, ces artisans de Bel-Air, qui portent la voix la plus vive d’Haïti.

Il faut ici poser la question frontalement : quelles responsabilités portent les autorités nationales et internationales dans la dislocation de l’écosystème culturel haïtien ?

Du silence complice des puissances à la brutalité néocoloniale

L’ONU, les “amis” d’Haïti, les institutions financières internationales observent — parfois organisent — un effondrement qu’ils feignent de ne pas comprendre. En validant une gouvernance basée sur l’impunité, la corruption, le clientélisme, ils ont miné la souveraineté de la nation. En imposant des politiques d’austérité, ils ont étranglé l’investissement public, y compris dans les secteurs créatifs.

Aujourd’hui, la culture est devenue un front de guerre. Un terrain stratégique dans le combat pour la survie collective. Et la réaction des artistes, loin d’être une simple résilience romantique, constitue un acte politique majeur.
Comme le disait Frantz Fanon : « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »

Créer pour ne pas mourir

La cérémonie du 14 juillet, aussi modeste soit-elle, ouvre une brèche dans le ciel gris de la désespérance. Elle témoigne d’un choix radical : celui de réarmer l’imaginaire. Dans un contexte où tout pousse à fuir, à céder à la peur ou au silence, ces artistes choisissent de rester, de produire, de témoigner, de rêver. Ils façonnent, avec peu, des mondes possibles. Ils refusent l’effacement.
C’est cette dignité-là qu’il faut soutenir. Non pas par des dons ponctuels, mais par une politique culturelle de reconstruction. Cela suppose :

La reconnaissance juridique des artistes comme acteurs essentiels de la société, dotés de droits, de protections, de revenus.

La décentralisation des institutions culturelles, avec des centres d’art dans les quartiers populaires.

La création d’un fonds souverain pour la culture, financé par la taxation équitable des grandes fortunes et la coopération internationale réparatrice.

L’inscription de la culture dans les accords internationaux comme bien public à protéger en temps de conflit, au même titre que les hôpitaux ou les écoles.

Que faire maintenant ?

Il est temps d’exiger des réparations. Les États ayant soutenu les politiques néolibérales destructrices, les gouvernements haïtiens complices par inaction ou collusion, doivent rendre compte. La diaspora noire, les intellectuels caribéens, africains, afro-américains doivent se joindre à cet appel. Il est temps de bâtir une solidarité artistique transnationale, de relier les luttes culturelles de Port-au-Prince à celles de Lagos, de Soweto, de Kingston ou de Baltimore.
L’art est notre dernier refuge, mais aussi notre première ligne. Il ne s’agit plus de le “soutenir”, mais de le considérer comme stratégie centrale de survie et de reconstruction.

Pour conclure

Ce qu’a rappelé Jacky Lumarque dans son discours — « chercher les lendemains meilleurs au tréfonds de nous-mêmes » est d’une vérité bouleversante. Dans ce pays où l’État a déserté, où la violence fait loi, où la misère devient norme, il reste une chose que personne ne pourra nous arracher : notre capacité de créer.

Et c’est cela qu’il faut défendre, becs et ongles. Pas par pitié. Pas par charité. Mais par justice.
Car un peuple qui perd ses artistes est un peuple que l’on prépare à l’extinction.
Et Haïti, malgré tout, n’est pas encore morte.

Car, comme le disait si justement le poète haïtien Frankétienne :
« Nous sommes des bouts d’étoiles arrachés à la nuit. »
Faisons-les briller.

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Catégories : Atualités

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